mercredi 19 octobre 2011

L'organisation de coopération de Shanghaï

B. Raman, in Outlook*, Courrier International n°816, 22 juin 2006.




L’Organisation de coopération de Shanghai, organisée autour de l’Asie centrale, sert avant tout les intérêts russes et chinois. L’Inde, pays observateur, se doit de rester en retrait.

L’Inde aura été le seul pays, parmi les membres et observateurs de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), à ne pas être représenté par son chef de l’Etat ou du gouvernement au sommet qui se tenait à Shanghai le 15 juin. La réunion marquait le cinquième anniversaire de cette organisation qui regroupe la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. L’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Mongolie ont le statut d’observateur. L’Afghanistan, qui n’est ni membre ni observateur, était un invité spécial. La décision de notre Premier ministre, Manmohan Singh, de ne pas faire le déplacement et de déléguer Shri Murli Deora, le ministre du Pétrole et du Gaz naturel, traduit le dilemme dans lequel se trouve l’Inde, à savoir quelle importance donner à cette organisation et à ses objectifs. Que ce soit le ministre du Pétrole et du Gaz naturel qui le remplace souligne les sentiments positifs de New Delhi à l’égard de l’OCS, considérée comme un instrument de coopération transnationale par le renforcement des économies de la région, de promotion du commerce et d’instauration de la sécurité énergétique. Parallèlement, l’absence du Premier ministre au sommet reflète – sans les exprimer ouvertement – les réticences de l’Inde quant à l’orientation politique prise par l’OCS depuis sa création. A son lancement, en juin 2001 – et même avant, alors qu’il s’agissait d’une réunion non structurée des “cinq de Shanghai” [les mêmes moins l’Ouzbékistan] –, l’OCS avait pour principale mission d’assurer la paix transfrontalière et la sécurité, et de lutter contre le terrorisme. En matière de lutte contre le terrorisme, l’Inde possède une longue expérience de coopération avec de nombreux pays, aux orientations idéologiques et aux régimes politiques très divers, mais la coopération transnationale pour combattre le séparatisme et l’extrémisme lui est complètement étrangère. Comment l’Inde peut-elle se sentir parfaitement à l’aise dans une organisation dont certains Etats membres ou observateurs considèrent comme extrémistes les mouvements qui œuvrent pour une véritable démocratie et dont d’autres emploient le terrorisme d’Etat comme arme stratégique ? Comment l’Inde peut-elle concilier son appartenance à l’OCS avec le fait qu’elle y est la seule véritable démocratie et qu’elle est par ailleurs membre d’organisations qui ont précisément pour vocation de promouvoir la démocratie dans le monde ? Le deuxième dilemme tient à l’orientation politique prise par l’OCS depuis sa formation. Initialement axée sur la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme, elle a maintenant pour objectif de favoriser l’instauration d’un système multipolaire. Un euphémisme pour dire qu’il s’agit de contrer l’influence américaine dans la région Asie-Pacifique. Même si la Russie et la Chine nient toute intention dans ce sens et toute arrière-pensée, les Etats-Unis et les pays occidentaux considèrent l’OCS comme une organisation politique visant à permettre à la Chine et à la Russie d’atteindre leurs objectifs stratégiques au détriment de ceux des Etats-Unis et des autres pays occidentaux.

Le contrôle des ressources énergétiques de la région

Les autorités chinoises ont beau répéter que l’OCS n’est dirigée contre personne, d’aucuns soupçonnent que l’objectif secret de Pékin et de Moscou est de protéger leurs intérêts en Asie centrale, notamment en y combattant le terrorisme djihadiste et en gardant un certain contrôle sur les ressources énergétiques de la région. “L’évolution [vers une extension du mandat de l’OCS] reflète l’importance croissante de l’Asie centrale comme source de pétrole et de gaz, surtout pour la Chine”, commente David Zweig, professeur de sciences politiques à l’université des sciences et technologies de Hong Kong. “Cela montre, dans une certaine mesure, l’influence grandissante de la Chine dans cette partie du monde – qui revêt pour elle, désormais, une très grande importance pour des raisons liées à l’énergie et à la sécurité.” On peut à juste titre soupçonner l’OCS de n’être rien d’autre qu’une nouvelle version de l’idée chère à l’ancien premier secrétaire du Parti communiste d’Union soviétique Leonid Brejnev : une organisation de coopération asiatique sur la sécurité, qui n’avait à l’époque suscité aucun enthousiasme, même de la part de l’Inde – malgré les craintes qu’inspiraient à celle-ci la politique américaine dans la région et les relations étroites [qu’elle entretenait] avec l’ex-URSS. La grande différence est que la proposition de Brejnev était dirigée contre les Etats-Unis et la Chine, alors que la Chine et la Russie sont aujourd’hui les locomotives de l’OCS. Le troisième dilemme dans lequel est enfermée l’Inde tient au fait que cette réunion de l’OCS mettait en présence les deux grands responsables de la prolifération nucléaire dans le monde – la Chine et le Pakistan – et l’un des bénéficiaires de cette prolifération, à savoir l’Iran. De plus, le sommet avait lieu à un moment où les projecteurs étaient braqués sur l’Iran à cause de son programme nucléaire clandestin et des déclarations virulentes à l’encontre d’Israël et des Juifs prononcées par son président, Mahmoud Ahmadinejad, qui participait également au sommet. Bien que soucieux de ménager les sensibilités chinoises, Ahmadinejad risquait de se servir du sommet comme d’un forum pour attaquer les Etats-Unis et Israël. L’Inde aurait été bien embarrassée alors que ses relations avec Washington ne cessent de s’améliorer. Avec la bénédiction de la Chine, lourdement tributaire des ressources énergétiques iraniennes, l’Iran aurait pu profiter de l’événement pour se laver de ses supposés péchés d’omission à propos du nucléaire. [L’offre de reprise de négociations sur le nucléaire faite à l’Iran par les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU a été appuyée par la Chine lors du sommet de Shanghai. Cette offre comportait comme préalable la suspension de l’enrichissement d’uranium par l’Iran. Le président iranien a qualifié à Shanghai cette offre de “pas en avant”, mais l’Iran a cependant rejeté toute “condition préalable” au dialogue.] L’Inde devait-elle participer à cet exercice ? Compte tenu de tous ces éléments, on ne peut reprocher à notre Premier ministre sa défection. Cela ne diminue en rien l’importance que nous attachons à l’OCS, ni l’intérêt que nous portons à une appartenance comme membre à part entière. Cela signifie seulement qu’il nous faut faire preuve de prudence. Nous devons soutenir pleinement les projets économiques et commerciaux de l’OCS, mais rester vigilants sur les questions touchant à la sécurité.

*Outlook : Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement libérales. L’édition en hindi a été lancée en octobre 2002. Outlook se distingue de ses concurrents par sa couverture approfondie de l’actualité régionale du sous-continent ainsi que par ses critiques contre la droite religieuse hindoue.


Pour approfondir la réflexion :

La nécessaire émergence des régions du monde, le modèle européen et les relations entre l’Europe et la Communauté régionale arabe : Article pour la revue Bada’el, Par Pierre Calame
http://www.institut-gouvernance.org/fr/analyse/fiche-analyse-179.html

dossier : La difficile exportation de la démocratie en Asie centrale, inadaptation du projet ou extranéité du concept ? : Travaux de recherche menés par Antoine Buisson, candidat au doctorat au sein de l’EHESS.
http://www.institut-gouvernance.org/fr/dossiers/motcle-dossiers-24.html

Voir en ligne : Courrier International--> http://www.courrierinternational.com/

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