mardi 13 septembre 2011

Libye : le rapport d'Amnesty International n'épargne pas les rebelles



On connaissait la violence de la répression des manifestations libyennes. Un rapport d'Amnesty International – fruit d'une enquête de terrain effectuée entre fin février et fin mai, en juin et fin août – met le doigt sur des crimes de guerre et violations des droits de l'homme commis par les rebelles, à plus petite échelle toutefois.

Le document ne fait pas l'impasse sur les exactions des kadhafistes : des tirs à l'arme automatique sur la foule de manifestants, aux représailles aveugles contre la population civile, en passant par les agissements des redoutés des officiers de l'Agence de sécurité intérieure (ISA), le document décrit par le menu l'horreur de la répression qui sévit en Libye depuis des mois. Il jette cependant un éclairage nouveau sur les actes perpétrés – à plus petite échelle toutefois – par une partie des rebelles. En l'occurence des crimes de guerre et des violations des droits de l'homme, jusqu'ici mal documentés.


DU CÔTÉ DE L'OPPOSITION

Dès les premiers jours de la rébellion, en février, des rebelles capturent et tuent des soldats et des présumés mercenaires étrangers. Certains sont lynchés, au moins trois sont pendus, d'autres tués par balle, relève Amnesty International. Des groupes semblent s'organiser pour assouvir des vengeances. Parmi les victimes, Hussein Gaith Bou Shiha, ancien de l'ISA, a été capturé chez lui et retrouvé tué d'une balle dans la tête, avec des traces de coups et les poings liés. Des insurgés sont allés jusqu'à traquer les soldats loyalistes dans les hôpitaux : une vidéo montre ainsi, selon l'ONG, un ancien soldat à l'hôpital al-Jala de Benghazi, humilié et forcé de répéter : "Je suis un chien de Kadhafi".

S'il a connaissance de ces faits, et les condamne, le CNT (Conseil national de transition) tend à les minimiser. Le Conseil n'a d'ailleurs pas dilligenté d'enquête indépendante sur ce sujet ni cherché à prendre des mesures contre les responsables, dénonce l'organisation. Pour Amnesty International, "il est confronté à la difficile tâche de contrôler les combattants de l'opposition et les groupes d'autodéfense responsables de graves atteintes aux droits de l'homme, y compris d'éventuels crimes de guerre, mais se montre réticent à les tenir responsables." Le rapport souligne en outre les difficultés de contrôler ces groupes de combattants armés manquant d'expérience et opérant sans être encadrés ni supervisés.

Le rapport s'attarde également sur le traitement infligé aux soldats loyalistes par centaines par les rebelles. Interviewés par Amnesty International à Benghazi et à Misratah, certains de ces prisonniers disent avoir été capturés par des hommes lourdement armés et masqués lors de raids nocturnes, parfois à leur domicile. De nombreux faits de torture sont rapportés : coups de barres métalliques ou d'autres objets, éléctrochocs, viols, absence de soins pour les blessés. Sous la violence, les tortionnaires tentent d'obtenir des aveux, arrachent la signature de documents ou se rendent eux-mêmes justice pour des crimes attribués aux détenus.

LE SORT DES LIBYENS NOIRS

Parmi les personnes détenues ou tuées, figurent nombre d'individus présentés comme des mercenaires africains aux ordres de Kadhafi, sans que, bien souvent, leur identité soit réellement renseignée. Dès le 20 février, une vidéo montrait par exemple deux Africains morts, attachés sur le capot d'un pick-up paradant triomphalement sous les cris de "Dieu est grand" et les tirs de fusil, rapporte l'ONG. Aucun d'eux ne portait d'uniforme policier ou militaire, laissant craindre qu'ils aient pu être pris, à tort, pour des mercenaires.


Amnesty International dénonce un "climat de racisme et de xénophobie des deux côtés" – antérieur au printemps arabe – à l'égard de ces Libyens d'origine étrangère, en majorité d'Afrique subsaharienne et constituant environ un tiers de la population. Depuis le début de l'insurrection, la stigmatisation a été entretenue de part et d'autre. Kadhafi n'a pas hésité à opposer "frères arabes et Africains". De son côté, le président du CNT, Mustapha Abdeljalil lui-même, ne s'est pas privé d'indiquer qu'en tant qu'ancien ministre de la justice, il avait constaté que "40 % des criminels en Libye étaient des Africains qui envahissaient le pays par sa frontière sud, le traversaient et espéraient, avidement, vivre en Europe."

LA NON-ASSISTANCE DES PAYS EUROPÉENS


A ce sujet, "les Etats membres de l'UE (...) n'ont pas répondu de manière adéquate à la tragédie humaine qui se déployait", estime Amnesty International à propos de "ceux qui fuyaient les conflits et les persécutions en Libye pour assurer leur sécurité". Depuis mars, 1 500 Libyens qui ont essayé de gagner l'Europe par la mer ont trouvé la mort, selon Amnesty. L'ONG cite par ailleurs le témoignage d'un migrant de 23 ans qui a survécu à cette périlleuse traversée : il a payé 800 dollars pour embarquer sur une barque qui a dérivé pendant seize jours, croisant un navire militaire, deux hélicoptères et d'autres bateaux, sans recevoir aucun secours.


Amnesty International rappelle enfin qu'en mai, malgré le nombre réduit de demandes d'asile, l'UE s'inquiétait d'un afflux massif et renforçait les contrôles aux frontières. Il faut se souvenir, rapelle l'ONG, que le colonel Kadhafi et l'UE, Italie en tête, coopéraient auparavant pour "contrôler les migrations", "encourageant dans les faits les pratiques abusives contre les réfugiés".


Dans la même lignée, le CNT a déjà promis de "fermer les frontières à ces Africains". Le 17 juin, il a signé un memorandum avec l'Italie, dans lequel les deux parties ont renouvelé leur engagement à mettre en œuvre les accords contre la "migration illégale", y compris le rapatriement des migrants alors que la Libye est encore loin d'être pacifiée.

Le Monde.fr le 13 septembre 2011
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A lire aussi : Le calvaire des Africains noirs de Tripoli, brutalisés par les révolutionnaires libyens. Le 2 septembre 2011
 
Le calvaire des Africains noirs de Tripoli, brutalisés par les révolutionnaires libyens




Tripoli, envoyé spécial - Comme les vieux rafiots qui rouillent à quai, ils ont échoué là, dans cette crique abandonnée. Le petit port de Sayad, à 25 km à l'ouest de Tripoli, est devenu le refuge de plusieurs centaines d'Africains fuyant les exactions et les arrestations arbitraires dans la nouvelle Libye libre. Huit cents hommes et quelques femmes. Certains sont là depuis deux mois, d'autres sont arrivés la veille, mercredi 31 août.


Mike et Harrison, deux Nigérians de respectivement 19 et 20 ans, ont tout fait ensemble : l'arrivée en Libye, il y a deux ans, l'embauche chez un installateur de télévision par câble à 200 dinars (120 euros) par mois, et maintenant la fuite. "Avant la révolution, les Libyens étaient déjà arrogants avec nous, raconte Mike. Parfois, ils ne nous payaient pas. Mais depuis février, tout est difficile. Les propriétaires ont commencé à nous chasser en disant que nous étions des mercenaires de Kadhafi. Des jeunes nous attaquaient pour nous voler."

Les deux compères ont déménagé pour Abou Salim, un quartier jouxtant Bab Al-Aziziya, le grand complexe occupé par Mouammar Kadhafi, et réputé abriter des tribus qui lui étaient acquises ainsi que des combattants de ses milices. "Un jour, on nous a dit de partir, enchaîne Harrison. Nous sommes venus ici." Le lieu est une ancienne garnison italienne, devenue une base militaire navale comme en témoigne une grande structure de béton qui devait être futuriste au moment de sa construction. Après son bombardement par l'aviation américaine en 1986, l'endroit a été abandonné. Des pêcheurs s'en servent, ainsi que des trafiquants de clandestins, manifestement avec la bénédiction des autorités. Les bateaux de pêche, dont nombre sont en cale sèche, ne semblent même plus en état de naviguer jusqu'aux îles de Lampedusa (Italie) ou de Malte, situées en face de la Libye. "De toute façon, personne ne sait les conduire ici", déplore Harrison, qui a élu domicile, avec une vingtaine d'autres, sous la coque d'un navire.

"LÀ, C'EST DEVENU LA PANIQUE"

Au fil des semaines et via le bouche-à-oreille, le flux des arrivées à Sayad de ceux pris au piège d'une guerre de plus en plus proche n'a cessé de grossir. Puis les rebelles ont pris Tripoli. "Là, c'est devenu la panique, témoigne Modibo, un Malien. Les Africains comme nous se font prendre aux barrages." Kizita Okosun, originaire de Benin-City (Nigeria), lui, a été arrêté à la maison. "Quelqu'un du quartier à dû me dénoncer. Ils ont volé mes biens et si ma propriétaire n'avait pas été là, je serais mort à l'heure qu'il est."

Il a été conduit dans un centre de détention provisoire. "Nous étions 59 Africains de toutes les nationalités dans la même cellule, sans eau, sans toilettes, sans matelas. On nous donnait à manger et à boire une fois par jour. Il y a un Malien blessé qui disait qu'il préférait mourir que rester là. Mais ils ne l'ont jamais amené à l'hôpital. Certains gardiens nous battaient, d'autres pas. Jamais ils ne nous ont interrogés." Kizita doit son salut à un Libyen d'origine américaine, revenu au pays pour combattre le colonel Kadhafi et ému par son sort. "Au bout d'une semaine, il a ouvert la porte et m'a dit : “Toi, suis moi!” Il m'a amené jusqu'ici en voiture. Dieu m'a sauvé, mais les autres sont toujours là-bas. Que vont-ils devenir?"

Et que vont devenir les réfugiés de Sayad ? Ils tuent le temps et l'angoisse dans des parties de foot, qui dégénèrent parfois en pugilat, ou entonnent des cantiques. L'argent et les vivres commencent à manquer. Médecins sans frontières, qui a découvert le campement improvisé le 27 août, effectue des visites journalières pour prodiguer des soins de base. Une réserve d'eau potable de 1 500 litres était en cours d'installation jeudi après-midi. "Mais ce qu'il faut, c'est une protection et une solution pour ces gens-là", souligne François Dumont, de MSF. D'après lui, un autre campement de ce type, plus petit, se trouve dans des fermes au sud de Tripoli.

"Le jour de l'attaque de Tripoli, les rebelles sont arrivés ici, ils nous ont fait asseoir cinq heures sous le soleil, se souvient Mike. Puis ils sont partis sans rien dire." Les réfugiés africains de Sayad se plaignent d'être régulièrement intimidés par des jeunes du coin, qui viennent tirer en l'air la nuit ou les rançonner de leurs maigres effets. Des jeunes Libyens passent en voiture à vive allure, mais refusent de répondre aux questions des journalistes.

Les thuwar (combattants rebelles) assurent que le Guide libyen était essentiellement défendu par des mourtazaka (mercenaires). Les Africains rencontrés à Sayad jurent qu'ils ne connaissent aucun mercenaire. La réalité, selon plusieurs sources concordantes, se situe autour d'un tiers de mercenaires africains – essentiellement des Tchadiens, des Soudanais et des Touaregs du Niger et du Mali – dans les forces kadhafistes. A Tripoli, des mercenaires se cacheraient dans des appartements, certains d'entre eux grièvement blessés mais trop terrorisés pour se rendre dans les hôpitaux, où ils craignent d'être livrés à la justice expéditive des rebelles. Les rumeurs d'exactions et d'arbitraire, ainsi que les conditions de détention des Africains alarment de plus en plus les organisations des droits de l'homme.

Interrogé à ce sujet, Oussama Al-Abed Al-Abed, vice-président du conseil municipal autoproclamé de Tripoli, assurait jeudi : "Il n'y a pas d'inquiétude à avoir. Ces gens seront jugés tout ce qu'il y a de plus légalement. Mais à l'avenir, les immigrés devront avoir des papiers. L'ancien régime laissait venir n'importe qui et ce n'est pas acceptable." Mais dans la rue, le ton est plus agressif : "Kadhafi a dilapidé tout notre argent auprès des Noirs", se plaignent nombre de Libyens.

Tous les Africains de Tripoli ne sont pas inquiétés. Certains d'entre eux, connus dans leur quartier, sont protégés par leurs voisins. Mais il arrive aussi que des Libyens noirs soient arrêtés dans ces rafles. Mercredi soir, une vingtaine de femmes gorane et toubou – deux ethnies africaines du Sud libyen, à la frontière tchadienne – campaient devant le complexe sportif de Bab Al-Bahr, où croupissent 210 mercenaires présumés. Elles réclament la libération d'un mari, d'un frère ou d'un fils, tous arrêtés, selon leurs récits, durant la nuit. Elles assurent qu'ils n'étaient pas des miliciens et que les révolutionnaires venus les arrêter en ont profité pour les voler et les battre. Un homme, la barbe fine et les épaules étroites, sort du bâtiment et leur intime l'ordre de se taire : "Vous n'avez pas le droit de ternir la révolution. Ce sont des mensonges." Un instant interdites, elles se ressaisissent : "Alors, c'est ça, la liberté ?"

Christophe Ayad




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